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GOJIRA (27/05/21)

Quelle consécration ! Le succès rencontré par Gojira avec “Fortitude” concrétise enfin le travail de sape entamé par le groupe il y a vingt ans pour trouver grâce aux yeux du public français. Pourtant, rien n’a bougé depuis ses débuts, ou presque. Les convictions sont toujours là. Ce sont elles qui leur donnent cette force incroyable. Malgré un planning promo ultra chargé, Joe Duplantier, guitariste, chanteur et producteur de Gojira a accepté de répondre à nos questions. Un moment tout en honnêteté, dans une transparence translucide, sans négliger une bonne humeur communicative.

Salut Joe, merci de nous accorder de ton temps, on a pu constater que vous étiez très demandé.

Joe Duplantier (chant/guitare) : En effet, on passe une période de sortie un peu particulière puisque habituellement on est sur les routes. Ce sont des périodes très très intenses durant lesquelles on enchaîne les dates, on appréhende les nouvelles chansons en essayant de les jouer le plus proprement possible. Tandis que là, on est sur un encéphalogramme plat ! (rires)

Cette omniprésence médiatique compense-t-elle un peu cette période différente ?

Joe : Cela ne compense rien du tout ! (rires) Je suis très content de l’énorme demande médiatique, le label fait un travail énorme, on est hyper reconnaissant et très heureux de tout ce qui nous arrive, mais je n’ai pas signé pour cela à la base ! (rires) Mais nous sommes tout de même très contents de pouvoir discuter avec autant de gens.

Vous êtes un groupe engagé depuis vos débuts mais il semblerait que la société prenne aujourd’hui conscience des sujets que vous abordez depuis des années. Comment percevez-vous l’évolution de la prise de conscience écologique ?

Joe : Il faut déjà dire que c’est quelque chose de très important pour nous. Je vais parler uniquement pour moi mais je suis extrêmement sensible aux questions concernant la destruction de la nature et la maltraitance animale. Ce sont des sujets qui me passionnent et qui m’empêchent de dormir la nuit parfois. Après nous concernant, nous avons mis cette opération en place (ndlr : “Amazonia”). Cela nous a demandé énormément de travail mais la somme récoltée est énorme. Nous en sommes à plus de 300 000 dollars. Après, c’est une somme qui peut sembler dérisoire face aux sommes que les gouvernements et les entreprises mettent en jeu pour la destruction de la planète. Mais ici, c’est de l’argent qui va être utilisé par des personnes compétentes, qui va avoir un vrai impact. On est sur le point de communiquer un peu plus sur les résultats de cette opération, mais on en est très heureux.

Est-ce une joie qui peut atténuer un potentiel sentiment d’impuissance ?

Joe : C’est presque égoïste de le dire, mais oui. J’ai un mal de vivre constant lié à l’aberrance du comportement humain, mais oui, les résultats de cette opération m’apportent un peu de baume au cœur. C’est réconfortant, c’est gratifiant et cela met le groupe dans une lumière franchement cool, c’est vrai. Tout le monde est gagnant. Nous cela nous fait une promo de bons samaritains et cela aide des gens ! On ne s’en cache pas ! C’est pour cela que je dis c’est un peu égoïste, mais en même temps, c’est totalement sincère comme démarche.

En même temps, si votre public ne croyait à votre sincérité, tenir ce discours vous desservirait plus qu’autre chose.

Joe : On essaie d’avoir un discours précis, de faire attention à ce qu’on dit, à ce qu’on fait. On essaie de communiquer de manière assez minutieuse justement pour ne pas paraître prétentieux. Cela pourrait aller vite : on est artistes, on a du succès, les gens s’emballent autour de nous et nous demandent notre avis, on pourrait rapidement se retrouver à parler comme si on était des papes ! Nous sommes très heureux du succès de l’album, du succès de l’opération “Amazonia”, mais on ne se monte pas la tête pour autant. On a envie que cela inspire les gens, on souhaite que les gens entrent en contact avec leur puissance. Cela me touche beaucoup de parler de cela car j’ai le sentiment que beaucoup de personnes se déconnectent de leur potentiel, de leur puissance. On est des individus puissants. Parfois on ne se rend pas compte de la puissance d’un mot, d’une pensée, d’un geste. Il faut arrêter de sentir coupable du malheur des autres. Il ne faut pas avoir peur de l’autre, il faut pouvoir se regarder, se considérer. Un jour tu vas croiser le regard de quelqu’un, et peut-être qu’avec ta bienveillance, ce regard va lui sauver la vie. Cela sonne très cliché, mais je crois vraiment que nous avons ce pouvoir.


Il règne un climat dans lequel on fait peser une énorme culpabilité sur le dos des gens, alors que leurs actes pèsent parfois bien moins de chose que ceux de grandes entreprises, ou des gouvernements.

Joe : De toute façon, on est dans une société où la culpabilité tient une grande place. On vient d’une culture chrétienne où les maîtres, les donneurs de leçons se servent de la culpabilité des gens pour former les gens. Cela fait partie de notre ADN. C’est gravissime. En France on porte une énorme culpabilité constante. D’autres pays sont un peu plus décomplexés il me semble. Mais on a aussi le pouvoir. Il faut se défaire de la culpabilité mais il faut aussi se regarder en face, voir notre pouvoir. En tant que consommateur on a un pouvoir incroyable. Sans revenir sur l’ensemble des choses qui sont alarmantes à ce jour, il faut aussi dissocier le conspirationnisme qui consiste à ne pas écouter les gouvernements, et le fait de prendre en compte la parole des scientifiques. Ce sont des gens, pour la plupart, qui sont sérieux, qui travaillent d’arrache-pied, et je pense qu’il serait bon de leur donner un peu plus la parole.

La musique étant un enjeu de consommation important, comment gérez vous le fait de devoir travailler avec certains acteurs dont le fonctionnement ne correspond pas à vos principes écologiques et éthiques ? Amazon Music notamment, pour ne pas les nommer.

Joe : Mec, on est des musiciens, on est baisés ! Nous aussi on a un putain de partenariat avec Amazon Music, et cela me fait chier ! Désolé, je ne peux pas mettre de filtre là dessus. Mais on ne peut malheureusement pas faire sans, sans quoi on retourne dans la rue vendre nos cassettes aux passants ! Moi-même, j’ai un compte Spotify, j’essaie aussi de continuer à acheter des vinyles, des CD, d’acheter du merch, de faire des dons car je suis dans le bain, donc je sais ce que c’est. Mais tu n’imagines pas comment nous les artistes on se la fait mettre par ces changements de consommation ! Cela me rend fou. Mais en même temps, tu fais signer un papier à un jeune artiste en lui disant : “tiens signes là, tu vas partir en tournée et plein de gens vont écouter ta musique”. Le mec signe, il ne se pose pas de question ! On n’est pas formé à lire des papiers.

Mais oui, le label m’envoie des devoirs à faire, des séquences promos pour tel ou tel service qui fait travailler des gamins je ne sais pas où dans le monde, cela me fait chier. Mais quand tu veux être sur le marché de la musique, on ne peut pas être des Mère Thérésa. Cela rejoint ce qu’on disait tout à l’heure : il ne faut pas trop se culpabiliser. C’est la même chose avec les tournées. On sait que prendre l’avion pollue. Donc on se pose la question : est-ce qu’on prend l’avion pour aller faire une tournée aux États-Unis, faire cinquante concerts, jouer devant un 1 million de personne ? Ou est-ce qu’on reste chez nous ? Je ne dis pas cela pour défendre Amazon Music. Mon combat concerne une autre Amazone, et malheureusement on est obligé de faire parti de ce système pour se faire entendre.

Mario a déclaré dans une interview que tu prenais des retraites avant chaque enregistrement. Peut-on relier ces moments à la grande profondeur spirituelle que l’on peut trouver dans la musique de Gojira ?

Joe : Ce sont en effet des moments dans lesquels j’essaie de m’imprégner de plein de choses. Mais c’est marrant parce que je traverse une période un peu similaire en ce moment. Sauf si je m’impose un planning très précis, à base de course, de yoga, de méditation, au quotidien c’est comme si je pourrissais de l’intérieur, que je changeais de peau. C’est compliqué à expliquer, parce que je n’ai aucun contrôle. Mario et moi traversons des phases similaires, sur lesquelles on échange après coup. Il m’attend. C’est certain, je sais qu’il m’attend, qu’il attend une certaine gestation de mon côté pour pouvoir entreprendre l’enregistrement d’un nouvel album. Il est plus équilibré que moi au niveau émotionnel. Parfois, je suis dans des trous, des moments dans lesquels je ne peux rien faire. Et j’en sors, je me lance et alors je deviens inarrêtable. Les albums sont donc faits de ces va et vient entre puissance et misère. Au cours même de la création d’un album parfois je traverse différentes phases. Surtout lors des prises de voix. Tout ce que je vais essayer de chanter va être dégueulasse. Puis pendant cinq jours, je vais comme être touché par la grâce et sortir des trucs cools en rafale.


Lorsque l’on regarde l’évolution de votre discographie, on a le sentiment que vous avez mis votre jusqu’au boutisme musical de plus en plus au service d’une musique toujours plus simple et fluide.

Joe : C’est le cas. Quand on jouait des trucs ultra techniques et fournis, il n’y avait pas la place pour réfléchir à ce qu’on pouvait ajouter, tout était déjà très dense. Mais cette formule a ses limites. A un moment quand tu joues cette musique complexe pendant quinze, vingt ans avec tes compères, tu te demandes vers quoi évoluer. Alors, on pourrait aller vers du grindcore encore plus dégueulasse. (rires) Ou au contraire, on peut aller vers quelque chose de plus aéré. Et encore, je te parle de cela comme si cela résultait d’une décision. En réalité, on surfe la vague et on analyse après coup. Tout cela est très organique. Les explications je les trouve, j’intellectualise notre musique quand on me demande de l’expliquer en réalité. Avant que des journalistes me parlent de notre musique, je ne réfléchis pas vraiment à ce qu’on vient de créer.

C’est le rôle des journalistes de vous mettre face à vos propres interrogations, votre démarche inconsciente.

Joe : Et ce sont toujours des discussions hyper intéressantes. Tant pour les artistes que pour les gens qui lisent. Mais pour en revenir à ce que tu disais, je crois que la sobriété a toujours la capacité de dire énormément de choses, et ce dans tous les domaines. Regarde en cuisine, parfois tu as juste à ajouter une olive pour créer un chef d’œuvre ! (rires) En musique c’est pareil. Mais cela réclame un énorme travail de pouvoir se contenter d’être sobre, tout en disant énormément de choses. Mais c’est là que se trouve la puissance au final. Prenons un exemple concret : tu enregistres une guitare mais tu trouves qu’elle manque de bas. Tu pourrais ajouter une autre guitare un peu plus basse pour compléter. Mais cela enlèverait la brillance, donc tu peux rajouter une autre guitare, et ainsi de suite. Au final, tu auras ton son complet, mais tu auras perdu ton interprétation initiale car tu auras dix couches de guitare. Tandis que si tu as une vision claire de ce que tu veux, et que tu n’as pas peur de recommencer tes prises jusqu’à obtenir ce que tu veux, tu te rendras compte que ta guitare initiale ne manquait pas de bas, c’est juste que tu la jouais comme un pied ! (rires)

Comme la tradition le veut, notre média s’appelle “RockUrLife”, qu’est ce qui rock ta life Joe ?

Joe : Ma femme et mes enfants rock ma life.

Tu avais répondu la même chose la dernière fois !

Joe : (rires) Ah bah tu vois ! Mon fils venait de naître, maintenant il a six ans. Mais oui, avoir une famille m’a tellement changé en tant qu’homme. Bon, cela m’a donné quelques cheveux blancs évidemment ! Mais c’est un trésor. Quand je me trouve un peu ronchon, j’essaie de me souvenir que je suis en bonne santé et que j’ai une famille, et cela me fait repartir !

Site web : gojira-music.com

Un grand merci à Valentin et à Warner pour nous avoir permis de nous entretenir avec Joe !

Nathan Le Solliec
LE MONDE OU RIEN