
De révélation à révolution, il n’y a qu’un pas que BRUIT ≤ franchit avec The Age Of Ephemerality. Après avoir secoué la scène post rock, le quatuor toulousain revient avec un deuxième album aussi ambitieux qu’engagé. Entre expérimentation technologique, réflexion existentielle et urgence écologique, Clément (basse/programmation) et Théo (guitare) questionnent notre époque avec beaucoup d’humilité. Rencontre.
Le titre de ce deuxième album, The Age Of Ephemerality, évoque une époque marquée par l’instabilité et la fugacité. Qu’est-ce qui vous a poussés à explorer cette idée, et pourquoi maintenant ?
Clément (basse) : En tant que musicien, on est confronté à tout un tas de phénomènes comme les réseaux sociaux, les problématiques avec le streaming ainsi que le débat autour des IA créatives. C’est toujours comme ça avec nos projets : une réaction au monde, à l’actualité et à la manière dont on perçoit les choses. À chaque fois, on essaie de trouver une mise en lumière à travers une thématique. Sur le premier disque, c’était plutôt autour de la thématique de la crise écologique. Et avec The Age Of Ephemerality, c’est autour d’une sorte de crise existentielle concernant le progrès technologique.
Vous parlez d’une société où “chaque instant est déjà obsolète avant d’être vécu“. Comment traduire cette urgence existentielle sans paroles ?
Clément (basse) : En fait, par plein de médiums. Avec Bruit ≤, le concept est arrivé avant les premières notes de musique. Comme tu le dis, on n’a pas de paroles, donc il faut trouver les choix les plus pertinents et les plus imagés pour illustrer une émotion. Par exemple, sur “Ephemeral”, il y a cette introduction avec un synthétiseur extrêmement numérique, qui a comme des bugs, et qui est superposé à des cordes romantiques et touchantes. Il y a une sorte de crescendo avec une ligne qui monte, quelque chose de magnifique qui rencontre un orgue d’église, qui finit par recouvrir ce synthétiseur qui ouvrait la pièce. Et puis cette grande montée de cordes finit par être complètement coupée au milieu pour laisser place à une batterie furieuse et nihiliste.
Quelle était l’intention ?
Clément (basse) : C’était justement une manière assez radicale et simple de créer de la frustration, et de créer aussi ce malaise sans mot, pour faire le lien avec ce monde où on a rarement le temps d’aller au bout d’une idée. On a rarement le temps d’aller en profondeur dans les choses parce que rapidement, ça doit être remplacé par une nouvelle idée ou par une nouvelle innovation.

Vous décrivez une société “malade” où la technologie asservit plus qu’elle n’émancipe. Quelle place reste-t-il à la poésie, à l’art, et à l’imaginaire dans cette société-là, selon vous ?
Clément (basse) : La place qu’on veut bien lui donner. Sans vouloir paraphraser le dernier texte d’Orwell, ça dépend de nous en fait. C’est aussi le choix individuel de laisser la place. Il ne faut pas attendre du monde qu’on nous mette en face de ces choses-là. Je pense qu’on voit dans quelle direction la société va depuis des décennies. Il faut conscientiser et politiser notre acte de consommation culturelle. De la même façon qu’il peut y avoir un acte militant dans la manière dont on consomme les aliments et l’agroalimentaire, je pense qu’il devrait y avoir la même prise de conscience collective autour du contenu culturel.
Dans le communiqué de presse, on peut lire que vous avez “poussé la technologie à ses limites” pour cet album. Pourtant, votre discours semble souvent critique envers les dérives du progrès et du monde moderne. Est-ce qu’il n’y a pas un paradoxe là-dedans, puisque c’est aussi le progrès qui vous a peut-être aidés à faire cet album ?
Clément (basse) : Absolument, il y a un paradoxe. Mais ceci dit, comment tu fais un film sur les nazis sans utiliser de croix gammée ? Si on était au 18ᵉ siècle, ça aurait été une symphonie sur un autre propos, probablement écrite pour un orchestre symphonique et trois troubadours. Et ça aurait été la même musique, ça aurait juste sonné différemment. Mais effectivement, il y a l’idée d’explorer le plus possible ce qui est technologiquement faisable. Mais ce n’est pas un album qui va vers une forme d’innovation technologique. On a voulu superposer des technologies à la pointe de ce qu’on fait aujourd’hui à des choses plutôt low-tech, ou alors très high-tech mais d’une autre époque, pour créer une espèce de flou anachronique, et questionner sur ce qui est durable, ce qui ne l’est pas, ce qui est contemporain ou non.
Vous ne voulez pas simplement qu’on aime votre musique, vous voulez aussi faire réfléchir ?
Clément (basse) : Il y a carrément la volonté de faire réfléchir les gens. Et dans le fait de choisir cette approche-là, plutôt que de faire simplement un disque anti-tech où on ferait du banjo et de la guitare. Si on fait parler des gens comme Zuckerberg dans l’album, c’est pour que les gens éprouvent quelque chose et qu’ils se questionnent. Car les questionnements t’amènent peut-être vers du mieux, vers de l’espoir. C’est en tout cas le genre d’expérience qu’on aimerait que les gens vivent en écoutant ce disque.

(Théo se connecte et rejoint l’entretien.)
Théo (guitare) : Désolé pour mon retard, j’ai couru partout.
Bienvenue Théo, et merci de te joindre à nous ! Votre album est extrêmement riche. Pendant l’écriture et la composition, avez-vous ressenti la crainte de franchir un point de rupture, de risquer une forme de surcharge qui aurait pu perdre l’auditeur ?
Théo (guitare) : Non, parce qu’on en a gardé pour plus tard (rires).
Clément (basse) : Quand on a commencé à avoir la structure globale du disque, on s’est quand même dit qu’il allait falloir prendre un peu plus de temps, bien positionner les morceaux, rajouter des intros ou des outros pour créer des respirations.
L’album a été enregistré dans des lieux très différents : une église ancienne, un studio, les Pyrénées… Qu’avez-vous cherché dans ces environnements variés ?
Théo (basse) : Pour la montagne, on aimait bien l’idée d’aller dans un endroit inspirant. Si tu veux pouvoir être inspiré pendant l’enregistrement, c’est important d’avoir des plages horaires qui correspondent à ton mood : par exemple, jouer la nuit, à 16h, ou dès le réveil. Et c’est agréable de se dire que, si tu n’es pas créatif à un moment, ce n’est pas un créneau perdu. On se laissait aussi des plages pour faire complètement autre chose, comme se balader, et ça aide à être inspiré par l’endroit. Pour l’église, c’était pareil : hyper inspirant, et aussi un choix de son. Il y avait cette reverb incroyable qu’on avait captée dans une vidéo tournée il y a trois ans. On s’est dit : “Ce serait cool d’y revenir, mais pour enregistrer un album cette fois-ci !“
L’album est très complexe et conceptuel, sûrement difficile à retranscrire en concert. Comment envisagez-vous le live avec un tel album ?
Clément (basse) : Oui et non. Oui, car c’est difficile de faire sonner Bruit en live, ce n’est pas une musique facile à jouer. Non, il ne sera pas énormément samplé. Certains éléments qui ne pourront pas être joués sur scène, et qui sont indispensables au morceau, seront dans le sample, mais ce sera moins que sur le premier disque. On a vraiment construit The Age Of Ephemerality pour le live, ce qui n’était pas le cas du premier album, avec un morceau comme “Renaissance”, dont l’écoute est plus réservée à une expérience de salon, au casque. Cette fois, on s’est vraiment donné comme contrainte de faire en sorte que le noyau dur du disque se joue à quatre : violon électrique, basse, guitare et batterie.

L’album se termine sur un morceau intitulé “The Intoxication Of Power”. Que signifie résister pour vous, en 2025 ?
Théo (guitare) : Pour nous, résister, c’est plus de l’ordre du symbolique. Je ne dis pas que rien ne peut être fait concrètement. Mais j’ai l’impression que, face à n’importe quel choix politique qu’on subit aujourd’hui, on a plus ou moins le droit de dire qu’on est contre, parce qu’on essaie de garder des semblants de démocratie en Occident. Mais en fait, on n’y peut rien. Il n’y a pas de dialogue social. S’il y a un choix à faire, par exemple sur la 5G, qu’on soit pour ou contre, c’est un budget, et il n’est pas discuté avec les citoyens. Je peux dire ça pour plein de sujets, qui sont en général plus clivants. Le choix est fait par une élite, et la manière de résister pour moi, c’est justement d’en parler.
Finalement, le dialogue, c’est tout ce qui nous reste ?
Théo (guitare) : Des fois, ça peut faire émerger des idées d’actions concrètes, mais oui, parler, c’est une façon de sauvegarder notre dignité. Parce que si demain, dans un coin, tu bétonnes toutes les terres et la faune est obligée de se réduire parce que son environnement est menacé, elle va subir et c’est tout. Nous, humains, on va subir mais pouvoir analyser. Je pense que l’analyse, la réflexion et la discussion autour de ce qui nous arrive, c’est un peu la différence entre l’homme et l’animal.
Toujours au sujet de ce morceau, comment s’est déroulé le tournage sous le métro en construction à Toulouse ? On imagine qu’il n’a pas été simple d’obtenir les autorisations ?
Clément (basse) : On travaille avec un ami qui nous aide depuis le début du projet sur toutes nos idées un peu folles. C’est un gars qui bosse beaucoup avec des associations et les collectivités locales. À la base, l’idée, c’était d’enregistrer dans une grotte, mais ça n’a pas pu se faire. Du coup, on s’est demandé comment garder l’idée de cet aspect un peu souterrain et caverneux. En ce moment, il y a un grand chantier sous terre à Toulouse. C’est lui qui a eu l’idée et vu qu’il sait frapper aux bonnes portes, ça a pu se faire. Pendant un long moment, j’étais contre ce projet : trop dangereux, trop technique, trop débile. D’ailleurs, je crois que je suis toujours contre. (rires)
Théo : Quand on a fait l’addition des conditions techniques à mettre en œuvre, on pensait vraiment que ça allait avorter.
C’est vrai que ça doit être complexe en termes de sécurité ?
Théo (guitare) : Oui. D’ailleurs, quand le chantier a commencé, il y a eu un accident grave. Ça reste un chantier de métro, c’est assez fréquent.
Clément (basse) : Dans ce genre d’endroit, tu es sur des échafaudages suspendus au-dessus du vide. Ces échafaudages, c’est là où il y a les escaliers et une pancarte qui explique que c’est une personne par escalier, sinon il y a un risque d’effondrement. Comme ces escaliers sont très fragiles, tous les instruments ont été chargés dans des bacs puis descendus par une grue.
Vous refusez la mise à disposition de vos albums sur les grandes plateformes de streaming. Ce choix fort est cohérent avec le discours de l’album, mais comment gérez-vous la tension entre le besoin de diffusion de votre musique et la résistance à ces logiques dominantes ?
Théo (basse) : C’est une question de compromis. Si tu ne veux vraiment faire aucun compromis, tu fais une musique dans ton garage, elle ne sort pas de là. Et si tu ne veux pas faire de compromis dans l’autre sens, tu prends tout ce qu’il y a. On avait quand même envie de pouvoir se regarder dans la glace et, en même temps, ne pas se couper de tout. Nous, on a choisi cet équilibre-là, mais il n’y a pas une bonne solution. On n’attend pas des autres qu’ils fassent exactement comme nous. On nous fait souvent des réflexions. Les gens aiment bien taper sur ceux qui ont commencé un effort en disant qu’ils ne vont pas au bout. On nous a déjà reproché d’utiliser Instagram, par exemple. On se met une limite avec certaines plateformes comme Spotify où, sur le plan éthique, il n’y a vraiment rien qui va. Mais on sait très bien qu’on se tire une balle dans le pied en n’étant pas sur les grandes plateformes.
Clément : Notre logique, c’est un peu le tout pour l’art : tout ce qui pourra aider notre propos artistique à être le plus cohérent et puissant possible sera bon.
C’est un peu une équation insoluble, non ?
Clément (basse) : Effectivement. Car si on n’a pas de réseaux sociaux, ni aucune manière de communiquer directement avec le public, on ne peut pas remplir de salles. Si on ne peut pas remplir de salles, on n’a plus aucun moyen de se diffuser parce qu’en définitive, notre moyen de diffusion numéro un, peut-être numéro deux après Bandcamp, c’est le concert. Si tu ne fais pas de compromis et que tu es complètement puriste, tu finis par être tout seul dans ta chambre, mais tu n’auras ni impact social, ni impact sur les gens. C’est un peu dommage.
Vous allez ouvrir pour Alcest sur leur prochaine tournée française. Comment est né ce plateau ?
Théo (basse) : Notre premier contact avec Neige a été au moment de la sortie de The Machine, il y a quatre ans. D’ailleurs, on ne s’est jamais rencontrés, donc on ne le connaissait pas du tout. Il nous a juste dit qu’il avait découvert l’album et qu’il le trouvait super. De là, il avait fait un post sur Instagram pour dire qu’il trouvait l’album génial. Il y a eu plusieurs rendez-vous manqués, et là on va pouvoir se rattraper.
Quasiment dix ans après sa formation, il est indéniable que BRUIT ≤ jouit d’une sacrée renommée et reconnaissance dans sa scène. En êtes-vous conscients, et cela a-t-il un impact sur votre façon d’appréhender le groupe et son futur ?
Théo (guitare) : Qu’on le veuille ou non, on a une appartenance à la scène rock instrumentale ou post rock. Dans cette niche-là, on a vu que The Machine était devenu quelque chose dont les gens parlent. Mais nous, on ne se pose pas de limites de styles. On n’a pas envie de devenir une référence pour le fan typique de post rock. On parlait d’Alcest tout à l’heure, justement : on préfère ce type de projet qui casse les codes. Ça nous parle plus qu’appartenir à une espèce de famille musicale ou devenir une référence dans une scène. On est plutôt curieux, on écoute des choses très différentes, et on a des influences assez variées.
En parlant du futur, à quoi peut-on s’attendre après la longue tournée pour défendre The Age Of Ephemerality ?
Clément (basse) : Pour le moment, on a un peu de mal à voir après la tournée. Pour être honnête, on a déjà des choses qui sont composées. La préoccupation du moment, c’est de réussir à créer le plus beau set possible, en intégrant les anciens morceaux avec ce nouveau répertoire de manière cohérente et intéressante. On travaille beaucoup avec Mehdi, qui a fait le clip de “Data” et qui va illustrer tout le live avec un long-métrage.

On a pu assister à la naissance de quelques side projects avec des membres de Bruit ≤ ces dernières années. Pouvez-vous nous en dire plus pour ceux qui n’en auraient pas entendu parler ?
Clément (basse) : De mon côté, je joue dans Urge. On fait notre tout premier concert au Supersonic mercredi prochain (ndlr : le 30/04/2025).
Théo (guitare) : Moi, je joue dans un groupe de black metal toulousain qui s’appelle Mourir.
Pour finir, le média s’appelle RockUrLife, donc dernière question : qu’est-ce qui rock votre life ?
Théo (guitare) : Des fois, la vie est plus ou moins programmée, mais une des bonnes surprises dans la routine, c’est quand je tombe sur une nouveauté musicale qui va m’obséder. Tu ne sais jamais quel jour ça va tomber, et c’est trop cool parce que ça peut peut-être arriver demain.
Du coup, on a très envie de te demander la dernière fois que ça t’est arrivé, si tu t’en souviens ?
Théo (guitare) : Il y a quelques années, je suis resté bloqué quasiment un an sur un album d’ambient de A Winged Victory For The Sullen. Et puis, on a aussi souvent des claques musicales communes avec Clément !

Site web : bruitofficial.bandcamp.com