
Les lumières s’éteignent. La foule s’enflamme. Le premier accord retentit. Et au lieu de cris, ce sont des flashs qui jaillissent, des écrans qui s’élèvent, des stories qui s’enregistrent. La scène est familière. Peut-être trop. Car dans un monde où chaque moment est capté, partagé, reposté, la question devient inévitable : vit-on vraiment le concert… ou sommes-nous devenus de simples spectateurs de notre propre expérience ?
Ce qui n’était au départ qu’un réflexe isolé s’est transformé en norme. Et ce nouveau réflexe a un prix : celui de l’instantanéité. L’émotion brute d’un solo, la communion silencieuse d’un morceau acoustique, la surprise d’un rappel inattendu – tous ces moments risquent d’être sacrifiés au profit d’une vidéo mal cadrée et aussitôt oubliée. C’est dans ce contexte que de plus en plus d’artistes décident de reprendre la main.
Quand les artistes imposent le silence numérique
Jack White a été l’un des premiers à dégainer. Avec le système Yondr, les téléphones sont verrouillés dans une pochette spéciale dès l’entrée de la salle. Impossible d’utiliser son appareil durant le concert. L’idée est claire : faire redescendre le public dans l’instant, sans filtres ni distractions. Une démarche depuis reprise par Alicia Keys, Bob Dylan ou encore The Lumineers.
Plus radical encore, Maynard James Keenan. En 2017, le frontman d’A Perfect Circle a fait expulser plus de soixante personnes d’un concert pour usage de téléphone. Une méthode extrême, mais cohérente avec sa vision quasi spirituelle du live. Avec Tool, la politique s’est légèrement adoucie : les téléphones restent interdits jusqu’au dernier morceau, où leur usage est enfin toléré.
Ghost, Wargasm et la nouvelle garde sans écrans
En 2025, Ghost a également adopté le dispositif Yondr. Pour Tobias Forge, priver le public de téléphone permet de sublimer l’effet de surprise, de renforcer la narration visuelle et sonore du concert, et de conserver cette atmosphère quasi liturgique qui caractérise les shows du groupe suédois. Le public a joué le jeu. Et le résultat ? Une attention décuplée, une communion plus intense, et un concert vécu comme une bulle hors du temps.
Dernier à rejoindre le mouvement : Wargasm. Le duo britannique vient d’annoncer un concert 100% phone-free au Royaume-Uni. Un show présenté comme “une renaissance audio-visuelle” de tout ce que le public croit savoir sur le groupe. Un geste fort, assumé, et dans l’air du temps. Après l’énergie brute, place à l’immersion pure. Et sans distractions.
Iron Maiden : responsabiliser plutôt qu’interdire
Légende du heavy metal, Iron Maiden a choisi une approche différente. Pour sa tournée 2025 The Future Past Tour, le groupe ne bannit pas les téléphones, mais appelle clairement à en limiter sévèrement l’usage. Rod Smallwood, leur manager, a profité du lancement à Budapest pour remercier les fans respectueux… et rappeler gentiment à l’ordre ceux qui filmaient de manière abusive. L’idée : prendre une photo si besoin, puis remettre l’appareil dans la poche, pour ne pas passer à côté de la magie du live.
Une position plus souple, mais non moins ferme sur le fond : le téléphone ne doit pas devenir une barrière entre le groupe et ceux venus les voir. Et vu l’énergie dégagée sur scène, il serait dommage de vivre tout ça à travers une lentille.
Sabrina Carpenter, la pop star qui hésite
Même du côté de la pop, la réflexion s’installe. Sabrina Carpenter a récemment confié qu’elle envisageait, plus tard dans sa carrière, d’imposer des concerts sans téléphone. Une idée née après avoir assisté à un show de Silk Sonic à Las Vegas, où les appareils étaient interdits. “Je n’ai jamais vécu une meilleure expérience“, avoue-t-elle. “On se serait cru dans les années 70.“
Consciente que cela pourrait frustrer certains fans, elle estime néanmoins que cette décision pourrait renforcer la sincérité et l’émotion du moment. Une déclaration qui montre que la remise en question dépasse les genres et les générations.
Et si on réinventait l’usage du téléphone ?
À l’inverse, certains artistes préfèrent composer avec leur époque. Coldplay distribue des bracelets lumineux synchronisés à la musique pour créer une mer de lumière collective. Twenty One Pilots invite parfois le public à activer les flashs sur des morceaux spécifiques, intégrant les téléphones à la mise en scène de manière intelligente. Plutôt que d’interdire, on canalise. Plutôt que de rejeter, on intègre.
Vivre pleinement, ou capturer à tout prix ?
Alors, faut-il bannir les téléphones ? La question dépasse le cadre du concert. Elle interroge notre rapport au présent. Filmer pour se souvenir, c’est légitime. Mais quand l’acte de filmer devient systématique, il risque d’éclipser l’émotion réelle. Parce qu’un concert, ce n’est pas juste un enchaînement de chansons. C’est un frisson collectif. Une tension palpable. Une voix qui nous transperce. Et tout cela, aucun smartphone ne pourra jamais vraiment le capturer.