Pour ceux qui ne seraient pas encore familier avec Hayden Pedigo, quelques éléments de contexte s’imposent. Guitariste texan aux tendances avant-gardistes, il défend une approche primitive et accessible du fingerstyle et de l’americana. Ses albums, instrumentaux, s’inspirent des paysages immobiles, parfois étranges, et souvent grandioses d’Amarillo, sa ville natale.
À seulement 24 ans, il mène en 2018 une campagne pour accéder au City Council de cette commune isolée du Texas Panhandle. Arrivé second, cette aventure politique documentée et filmée, permettra à Pedigo de soutenir une parole anti-élite, dénonçant les inégalités et la corporatocratie locale. Un engagement qui résonne parfaitement avec celui de Chat Pile, référence émergente issue de la scène noise/sludge d’Oklahoma City.
Leur nom, évoquant des tas de déchets miniers contaminés, en dit long. Dans l’habité “Why?” (God’s Country, 2022), ils hurlent leur dégoût face à la crise du logement. Rassemblés autour d’un amour commun pour la scène DIY, et partageant un constat rageur envers les dérives du modèle capitaliste américain, ils composent ensemble le brûlot In The Earth Again. Un album entièrement collaboratif, allant bien au delà du simple split, et sorti sur le sophistiqué label Computer Students.
Une fusion méthodique
Le disque oscille librement entre phases instrumentales, expérimentales et des titres plus conventionnels. Si tant est qu’un tel mot puisse s’appliquer ici. Toujours ambitieux, jamais inaccessible, In The Earth Again joue sur les valeurs de plans. Un danse constante entre le grand angle et le microscope.
Le jeu de guitare de Pedigo amène arpèges, envolées éthérées et dimensions panoramique. Chat Pile, eux, explorent une matière plus introspective et viscérale. Une transcription écorchée et brutale des émotions humaines.
Pour parvenir à créer cette symbiose entre ces deux mondes, le quintette à dû s’armer d’une méthodologie de travail concrète, rendue possible grâce à la proximité géographique des membres – habitant tous dans un rayon d’environ un mile. D’abord retranchés chez Stin (basse), le groupe entame le processus par d’inévitables jam sessions à la guitare. Évidemment chaotiques, peu de pépites sont minées. Une situation résolue au moment où Pedigo se saisit de sa 12 cordes, et donne vie au thème principal de “Never Say Die!”. Dès lors, ils s’accordent pour mettre en place un système simple : Finies les jam sessions erratiques. Chaque musicien devra apporter un riff, une idée, et les morceaux seront construits briques par briques sur ces fondations.
Un espace de liberté
Le caractère exceptionnel de ces enregistrements ouvre la porte à de nombreuses expérimentations. Luther Manhole (guitare) joue du glockenspiel sur “Radioactive Dreams”. Cap’n Ron (batterie) s’essaye à la guitare et au lapsteel comme sur “The Matador”. Hayden Pedigo travestit le signal de sa guitare à travers les stacks de Chat Pile tandis que Raygun Busch pastiche le fingerpicking de Pedigo sur “I Got My Own Blunt To Smoke” et “A Tear For Lucas”.
Ces échanges nourrissent un sentiment cinématographique fort. Les morceaux regorgent de field recordings, de bandes manipulées, et d’ambiances qui ajoutent une dimension spectrale à l’ensemble.
Résidents de l’apocalypse
Une des clés de lecture de ce disque se trouve sur sa pochette. Peinte par l’artiste local Malcolm Byers, cette étrange composition joue les photos de famille. Les silhouettes diaphanes des cinq musiciens posent devant un arrière-plan de destruction et de désolation incandescente. Le visage de Pedigo semble confus. Celui des autres membres est souriant, quand il n’est pas totalement absent et menaçant comme Raygun Busch caché derrière le célèbre masque de Jason Vorhees. Au centre de la composition, cette apparition horrifique absorbe le regard. Un contraste saisissant avec l’apparente décontraction des autres membres. C’est également une référence assumée. Cold Burn, leur premier album, contenait déjà le morceau “Pamela”, inspiré de la folie meurtrière de la mère de Jason dans le premier Vendredi 13.
Le thème central apparaît : Survivre à la désolation nucléaire. Une métaphore prémonitoire du déclin civilisationnel. Assurément déprimant, “Demon Time” prophétise la destruction des centres de pouvoir et l’éternel retour des autocrates. Puis, telle une limace sonore, le très sludge “Never Say Die!” déverse sa bile poisseuse et évoque les traumatismes de la guerre. L’instrumental shoegaze “Behold A Pale Horse” nous offre une respiration bienvenue. Organique, la beauté éthérée se confond avec les distorsions menaçantes. L’espace d’un instant, une aurore boréale radioactive danse devant nous.
Pus tard, “The Matador”, puissant monolithe de sept minutes, raconte le déclin : Déni collectif, montée des nationalismes religieux, et répressions. Lorsque Raygun hurle “The second sun, now, melts my eyes”, le monde s’effondre.
La malédiction des survivants
A travers la notion de survie, certains titres parviennent à percer les nuages pour nous réchauffer de leur douceur mélancolique. “The Magic Of The World”, va même jusqu’à apporter une touche de tendresse morbide (et oui ce serait trop simple). Cette fausse berceuse raconte l’histoire d’un survivant, terré au fond de son abri, gardant auprès de lui les dépouilles de ses proches. Un amour comme dernier phare dans la nuit, ultime mémoire de ce qu’était la vie d’avant.
Dans le même esprit, “I Got My Own Blunt To Smoke” est un instrumental solo joué à la guitare nylon par Raygun Busch. Imitant le style de Pedigo, cette pièce à l’apparente désinvolture évoque le personnage de l’ermite, le vieux sage. Celui qui à traversé les temps et regarde le monde avec distance. Comme la rémanence d’une innocence perdue, la mélodie semble rappeler celle de “Dirt Off Your Shoulder” de Jay-Z et Timbaland.
“Radioactive Dreams”, à la beauté délicate, navigue sur un océan post rock et shoegaze. La guitare de Hayden Pedigo hante le morceau de ses mélodies fantasmagorique. Busch, sonné, tente inutilement de se convaincre qu’il a eu de la chance de survivre, ressassant sans cesse : “Though, I’m blessed, I can’t argue that“.
Ni optimiste, ni totalement désespéré, In The Earth Again capture un fatalisme pétrifiant. Passé maîtres dans l’art de la narration, Chat Pile & Hayden Pedigo signent une fable intra-apocalyptique, à la fois viscérale et poétique. Tel un signal d’alerte, elle donne corps à nos angoisses. Un cauchemar que l’on espère ne jamais voir se réaliser. Une œuvre à la beauté tragique, profondément viscérale, pièce majeure de leurs discographies respectives.
Informations
Label : Computer Students
Date de sortie : 31/10/2025
Site web : cmptrstdnts.com/in-the-earth-again
Notre sélection
- Radioactive Dreams
- The Matador
- Behold A Pale Horse
Note RUL
4,5/5







